--->Publication d'un article sur le Musichall bar (anciennement Hell).
Le Vif, 22 avril 2005

GO to Hell!

Si Paris a les frères Costes et Londres Terence Conran, Bruxelles peut faire confiance à Frédéric Nicolay pour l'aménagement de bars, restos et autres lieux nocturnes. Cet ovni de la restauration passe aujourd'hui à la vitesse supérieure : il vient d'ouvrir Hell, un bar de 600 m2 à Shoreditch, le quartier londonien le plus hype du moment. Découverte exclusive.

Hell. Le mot évoque l'enfer alors que le Hell entame une irrésistible ascension au panthéon londonien des adresses en vue. Quelques jours d'ouverture à peine et déjà la rumeur enfle : des Belges derrière un gigaprojet à Shoreditch ! Shocking, isn't it ? Dans ce quartier pointé par « Time Out » û le magazine de référence en matière de sorties û comme l'un des plus actifs du moment, le pari est audacieux. Ils sont nombreux à se presser devant la porte de l'établissement qui, il y a peu, était encore un chancre de Curtain Road. En soi, c'est déjà une réussite tant on sait les Londoniens blasés face à la prolifération de lieux trendy. « Impressionnant... Je n'aurais jamais cru qu'une telle métamorphose était possible en si peu de temps. En plus, le cadre ne ressemble à rien de ce que je connais », commente une très fashion étudiante qui a suivi les opérations depuis le bureau de marketing dans lequel elle effectue un stage.

Pour le Hell, on n'a pas lésiné sur les moyens, offrant ainsi à la Belgique une éblouissante vitrine branchée au coeur de Londres. De l'extérieur, le bâtiment est aussi imposant que stylé et, sur plusieurs étages, raconte aux passants son long passé industriel. Autrefois usine de boutons, ce véritable patrimoine d'architecture est ensuite devenu un gigantesque music-hall accueillant de nombreux concerts, avant de terminer en squat. Le hall (600 m2) occupe le rez-de-chaussée. Il se présente comme un grand plateau assez brut de décoffrage au milieu duquel trône un gigantesque bar aux formes conquérantes. Le zinc qui glisse tout le long de ce meuble unique affiche des dimensions hors normes. Au-dessus, d'énormes poutres en bois clair strient le plafond sur toute sa longueur. Au fond de la salle, drapé dans des carrelages utilisés habituellement pour les piscines publiques, l'espace consacré à la préparation de la petite restauration contraste volontairement avec les tonalités plutôt sombres du lieu. L'effet qui en résulte est celui d'une fraîcheur lumineuse qui sied parfaitement aux salades et aux plats inscrits à la carte. Non sans une certaine analogie, on peut deviner le travail du cuisinier et celui du DJ au détour de deux lucarnes intrigantes. Le mobilier, des tables aux tabourets, se démarque des habituels poncifs « design » qui caractérisent les adresses londoniennes. Rien de griffé, tout a été spécialement conçu pour le Hell.

Pour le connaisseur, nul doute, le bar présente un style identifiable évoquant la patte belgo-belge de Fred Nicolay. C'est, en effet, l'enfant terrible de la restauration bruxelloise qui a signé (en compagnie de Laurence Creyf, Maude De Rijck et Nicolas Vanden Eeckoudt, trois architectes liés par association momentanée) cette enseigne aux proportions déroutantes. On mesure tout le chemin accompli lorsque l'on se rappelle de lui officiant comme homme-orchestre, de la plonge à la cuisine, lorsqu'il a créé Chez Marie, le restaurant de la rue de Witte, à Ixelles. Avec un premier projet développé à 23 ans et des dizaines d'autres depuis, il n'est pas interdit de voir aujourd'hui en Fred Nicolay une sorte de Terence Conran belge au style totalement alternatif.

Difficile de trouver un personnage plus atypique que lui. Il est toujours là où on ne l'attend pas. A Londres, alors qu'on l'imagine relax comme un poisson dans l'eau, il évoque une certaine oppression liée à un angoissant stage de six mois dans une adresse étoilée du temps de ses débuts dans la restauration. A midi, il promet d'aller déjeuner au Fifteen, le restaurant en vue de Jamie Oliver situé à deux pas, mais préfère finalement se rabattre sur les sandwiches « 100 % organic » du Food Hall d'Old Street. On s'apprête à l'entendre dérouler des kilomètres de superlatifs sur sa nouvelle réalisation, il se contente d'une visite précise et finit par filer au SCP, un superbe magasin de design, pour acheter un sécateur, un mètre télescopique ainsi qu'une grenouille en fer blanc pour Joseph, son fils.
Personnel et atypique

C'est à la demande de la brasserie Moortgat, en quête de vitrines internationales pour ses produits Duvel et Vedett, que Fred Nicolay a conçu le Hell. Au départ, le projet ne devait pas atteindre cette taille colossale. Proche de Michel Moortgat, l'un des trois frères à la tête de l'entreprise anversoise, le Bruxellois a réussi à le convaincre de se lancer à ses côtés dans ce projet pharaonique. A Londres, le coût de la vie est tellement élevé qu'un endroit de la sorte dépasse en budget le plus cossu des restaurants de Bruxelles.

Si l'on passe le Hell à la loupe, on retrouve tous les éléments qui font la patte Nicolay. D'abord, c'est le côté « populaire » de son style qui séduit. Les sirènes du design n'ont aucune emprise sur lui. Il £uvre dans son coin avec un entêtement qui témoigne d'une forte personnalité. En revanche, il serait faux de croire qu'il n'est influencé par rien. Le plafond d'un supermarché des années 1950 ou une table du swinging Bruxelles des années 1960 peuvent inspirer ses créations. Pour le Hell, le principe est le même : l'apparente simplicité cache des références savantes. Quelques exemples ? Les banquettes en bois entourant la pièce ont été directement récupérées dans un gymnase de Tokyo aménagé pour les Jeux olympiques en 1964 par l'architecte Kenzo Tange. La couleur brune des murs est une allusion à peine voilée aux fameux cafés « bruin » d'Amsterdam, ces lieux patinés par les volutes des fumeurs refaisant le monde. Le zinc habillant le bar rappelle, lui, les bistrots parisiens : cette pièce unique (de plus de 60 000 euros) a été assemblée sur place. Certains éléments, les ventilateurs venus d'Egypte, les carrelages des cuisines et l'éclairage quasi clinique des néons aux toilettes font, quant à eux, partie des incontournables de la « Nicolay's touch ». Côté nourriture, avec de savoureuses brochettes grillées au charbon de bois et glissées dans un pain arrosé de citron, le créateur revendique un esprit « street food » pêché dans de petites échoppes à Bilbao.

Le plafond brut peint de couleur aluminium et la forme du bar lui ont été suggérés par les architectes. Il a eu également la sagesse de prendre un partenaire local, Stephen Breen, afin de pouvoir cerner les habitudes de consommation des Londoniens.
Le coup du canal

Il existe une toile de fond indispensable au travail de Fred Nicolay : la ville. Sa véritable ambition, c'est d'imaginer des bars et des restaurants dans des quartiers désaffectés par tous. Il n'a pas son pareil pour flairer les périmètres urbains à ressusciter. Partout où il passe, il applique les électrochocs pour sortir avenues, rues et ruelles du coma.

C'est lui qui a donné un fameux coup de fouet au « downtown » bruxellois au moment où peu osaient y mettre les pieds. La rue Dansaert et les Halles Saint-Géry doivent beaucoup à sa créativité. Que seraient ces îlots urbains sans Bonsoir Clara, la Kasbah, le Mappa Mundo ou le PP Café ? Après le quartier Dansaert, l'infatigable entrepreneur s'est attaqué au quartier de la place Flagey où il a signé trois établissements : le Delecta, le Café Belga et le Variétés. Le chef-d'£uvre étant à n'en pas douter le Café Belga, un bel endroit qui ne désemplit pas, amarré au paquebot très ligne claire qu'est l'ancienne Maison de la Radio. Dernière étape de la reconstruction urbanistique de Bruxelles, selon Fred Nicolay : le quartier du Canal, dont il a redoré le blason. Il y a implanté le Walvis, sans doute le bar le plus maîtrisé de sa galaxie de lieux. Une perle de sobriété qui a pris des allures de bistrot centenaire dès son ouverture.

Lorsque l'on examine de près la situation géographique et sociologique de Shoreditch, le quartier dans lequel le Hell a pris place, on se rend compte à quel point celui-ci constitue un terreau idéal pour faire s'épanouir la créativité de Fred Nicolay. A l'image du « downtown » bruxellois, il s'agit aussi d'un endroit populaire autrefois sinistré. Il relève en effet du Borough of Hackney, soit l'une des zones les plus pauvres de Londres longtemps méprisée à l'ombre des tours arrogantes de la City, le quartier des affaires. Ce, même si, aujourd'hui, les choses changent et les cadres supérieurs se ruent dans ce landernau artistique sur lequel la tour de verre Swiss Re û le fameux « cornichon érotique » conçu par l'architecte Norman Foster û semble, elle, lancer des regards concupiscents. Shoreditch s'apparente au Lower East Side new-yorkais ou au SoHo de la grande époque.

Le parallèle avec Bruxelles ne s'arrête pas là. Shoreditch possède aussi sa place Saint-Géry sur Hoxton Square. Le soir tombé, ce périmètre est l'endroit de toutes les fêtes nocturnes. Les bars s'y alignent côte à côte. C'est également là que se trouve le fameux White Cube, la galerie d'art mythique qui accueille les créateurs stars comme Damien Hirst, Tracey Emin, Nan Goldin ou Lucian Freud.

L'ultime séduction pour Fred Nicolay ? La présence d'un canal. A la façon du bout de la rue Antoine Dansaert, à Bruxelles, Shoreditch est bordé par l'antique Regents Canal. On ne peut s'empêcher de penser qu'il soit ce petit supplément d'âme qui fait de Shoreditch un périmètre tant prisé par les créateurs.

Michel Verlinden


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